samedi 18 février 2023

refrain


Ce matin la rivière se montre surtout huileuse, opaque, peu éloquente, elle trouve une nouvelle matérialité, elle fait des dos de crapauds, elle m’ignore.
Je la comprends.
Avec ce genre de mots, maintenant, on ne peut écrire autre chose que des énigmes. Une fois le dernier mot entré dans le sac, ils ont tous perdu leur raideur. Ils ont fait la paix avec les hommes. En le regardant maintenant, le mot réticent, le mot resté en arrière, qui se cachait dans l’ombre, malingre, comme un loup apeuré qui venait se rendre, qui sentait que sa superbe, son royaume, sa forteresse  allaient disparaître,  ce dernier mot est sans secret… Il fit (il crut faire) partie d’un monde vivant, mais vivant est un cours d’eau, vivant se moque des mots et court en dessous dans l’invisible, dans l’indistinct où tout se défait et refait. Sur la berge, les mots un jour baissent la garde, jusqu’au dernier. Supposons maintenant que c’était le dernier, celui-là.
Il avait quelque chose d’intime, plus encore, de familial, de générationnel. Il tenait comme un sourd accroché à la terre, ancré par l’intermédiaire de mon père et de mon grand-père, et toute la société humaine semblait refuser de me le céder. Travail : c’était ce mot, marqué du sceau de fer à cheval dans la terre et dans le destin de ceux qui en dépendaient (le terrestre ou plutôt le terreux, le paysan, aussi bien que le cheval). J’appris par mon père les mots que son père lui avait dits un jour, peut-être avec bienveillance et bonhommie, car les mots s’y prêtaient, peut-être (plutôt) avec l’autorité légendaire, sinon terrifiante, que lui savait mon père (et dont il avait su se libérer). Il me les confia un jour (c’était un refrain, une sorte de maxime) inopinément, désolé que je montrasse si peu d’empressement à entrer dans le métier d’instituteur qu’il m’avait songé, et même dans tout métier, et elle fut pour moi (cette maxime), joyeuse et aimée tant pour sa syntaxe rare venue du latin que pour sa sagesse de vilain, digne d’un fabliau :

si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian

C'était peu après la rencontre de monsieur Nuit. Et quand ce mot céda, tous furent dans le sac.

Peinture de Marc Chagall, 1927
 

mercredi 15 février 2023

théâtre


 Le Jacques sort de sa cabane. Il est déguisé en oiseau, un gros jabot rouge épanoui à son cou décharné – semblable au torchon rouge que les petits pâtissiers de Soutine triturent dans leurs mains –, au sommet de sa tête une crête du même rouge gorgé de sang retombe sur elle-même telle une vague bien lissée haletant comme une langue à chaque pas. Sa tête dressée pivote de droite et de gauche, plonge et remonte comme celle de ces zanni de commedia dell'arte. Avec ça une redingote en charpie et une grosse queue d'oie ébouriffée. Il s'en va tâter l'eau du bout de la patte, qu'il a bottée de caoutchouc comme pour l'affût aux canards. Il reste un long moment la patte en l'air, et puis retourne à la cabane se changer.
Je me cache. Pour poser discrètement culotte, en sauvage, observant la ville de loin, sans entendre sa rumeur. La rivière est assez large pour nous isoler – il y a d'ailleurs, pas très loin, un encadrement à tableau, vide et planté sur un poteau de bois à hauteur de photographie pour tirer le cliché du Pont Vieux avec enfilade de bâtisses sur le quai opposé, collégiale profilée au milieu dans sa grande silhouette d'un autre âge. Mais le piège est voyant.
Le panneau signifie simplement : Ici rien n'est représenté, la rivière, la berge et ses habitants, tout est présent, tout est déjà passé, tout est déjà futur. Quand tu parles, le son de ta voix est inconnu.
Jacques est ressorti, trottant sous une pelisse de chaume noirci, furetant alentour, humant jusqu'à moi et me fixant du bleu-gris pâle de ses yeux. Aucun son ne sort de nos bouches mais l'échange se fait : un long transbordement qui nous ébranle intérieurement et que nous subissons tous deux quelques secondes avant de nous éloigner.

Dessin d’Édouard Vuillard, 1892

dimanche 12 février 2023

nécessaire


 Les petits bouts de dialogue que nous avons, monsieur Nuit et moi, sont aussi furtifs que les rendez-vous des moineaux. Imprévus mais venant à point. Comme si on avait disposé toutes les pièces du jeu — les arbres, la couleur du ciel, le souffle de l'air, l'ombre du nuage — pour ce bref événement, cette soudaine magie : monsieur Nuit et moi nous sommes des oiseaux parmi les oiseaux, ailes ouvertes dans l’immensité.  Aussi bref que ce soit, cela nous débarrasse de la durée. Je mesure là l'art de monsieur Nuit ; c'est lui, toujours, qui disparaît le premier. Il se sait impromptu, éphémère, disparate. Il est un visiteur dans le jour, un cri de geai dans la forêt, un parfum d'arbre ou de fleur. Monsieur Nuit n'est monsieur que pour moi.
Je l'ai cassé comme un jouet.
Je le remonte, je le recolle, je l'articule. Monsieur Nuit est un violon, une poupée. Monsieur Nuit m'a laissé son sac et tout y est, dedans.

À l’heure de midi, un cyprès merveilleusement noir, soleil au vert mêlé – où affleure comme un jaune forestier – , se tient dans le bleu du ciel qui l’entoure de ses bras et le troue de grands yeux et de lacs, quand une large mouette tranquille passe au-dessus de nous, inattendue, blanche et marquée de noir au bout des ailes.

Soutine, Petite fille à la poupée, 1919

samedi 11 février 2023

place


 J'ai repêché monsieur Nuit au bout d'un bâton. Il est remonté dégoulinant avec un petit sourire qui n'était pas le sien. Il remontait des charpies de matières molles brun-vert-bleu-noirâtre qui lui pendaient comme des barbes et le couvraient comme un manteau.
Il ne m'a pas semblé intéressé par une conversation et c'était évident, je l'avais laissé tomber comme une vieille savate et je ne m'étais pas préoccupé de son sort pendant plusieurs jours. Je pensais maintenant à la vieille godasse de Van Gogh après avoir surtout pensé au bœuf écorché de Soutine qui m'est resté en travers du corps depuis mes quinze ans quand nous étions allés au musée découvrir Bonnard, Matisse etc. et que brutalement c'est Soutine qui barre le chemin de toute cette carcasse sanguinolente.
Mais tout cela était venu remplacer les mots, je le comprenais bien maintenant, de même que monsieur Nuit ou moi-même nous étions capables de rester muets pour laisser parler les choses — ou plutôt les êtres — qui nous entourent. L'homme est un sujet parlant : voilà ; même quand il est muet il est en train de parler ce qui l'entoure — jusqu'à, pourquoi pas, ses entrailles.
Je décrochai monsieur Nuit de la branche tombée qui m'avait permis de le récupérer et le jetai sur le sol. On pourrait très bien le piétiner ça ne lui ferait pas mal, pas plus qu'à mes dessins tracés dans la boue, rayés sur les schistes, pas plus qu'aux nervures des feuilles de platanes. Le bord de l'eau est riche de vies, riche de peuples, c'est pourquoi nous nous y retrouvons. Pourquoi j'aime venir y prendre place.

Soutine, Le petit pâtissier, 1919

lundi 6 février 2023

page


À 18h30 monsieur Nuit sort du sac. C'est l'heure où le soleil tombe dans la mer, quelque part. Ici, c'est un instant gris-vert-argent, monsieur Nuit remue dans le sac, il se tortille, essaie de dégager ses épaules des limbes du sac, la tête est dehors mais le cou ne passe pas. Il me faut bien vite faire sauter les bretelles de mes épaules pour lâcher le sac à terre et lui donner une chance de s'extraire.
« Bonjour monsieur Nuit, vous voici bien opportunément » lui dis-je avec un peu de cérémonie. Il encaisse, il s'étrangle et devient tout pâle. Dans mes mains je le sens qui ramollit et j'entreprends de le battre pour le ranimer. Je le bats comme linge comme j'ai entendu qu'on faisait d'un nouveau-né (moi, paraît-il) inanimé à la naissance. Je n'ai pas peur pour lui mais je frissonne rétrospectivement. D'ailleurs je m'apprête à le jeter comme j'ai fait pour des chats — exécutant des contraintes sociales jusque dans le crime — contrainte spéciste — , il se rebelle, comme les chats, d'un borborygme intestinal à l'intérieur du sac où sont les mots, tous les mots maintenant, me dis-je — je n'ai d'autre refuge que de plonger, moi-même, la tête à l'intérieur du sac, tandis que les fesses et tout ce qui reste dehors va être dévoré par les fauves, les insectes, les monstres inconnus. Car le vieux bonhomme m'a fait entendre, avant de crever, ces mots fétides : « Ne serais-tu pas un peu, toi aussi, un personnage ? »
De là mes yeux se sont fermés, mes oreilles aussi, le soleil s'est écrasé, m'entraînant dans le néant. Une page s'est tournée.

Peinture de Bengt Lindström

cahier


 Je ne vais plus sans mon sac sur le dos. Je pense soudain, arrivant sur la berge : Ce n'est pas la première fois que je jette des mots à la rivière.
L'eau les a presque aussitôt avalés. Elle n'en a guère fait cas, sans doute. J'ai vu comment elle s'y prend, avec les mots, c'est une minuscule friandise, elle les lèche et les disloque, aussitôt. Sans doute ont-ils du goût, des nuances de goût, des pointes de saveur... Mais pour elle c'est infime, pour ce monstrueux appétit. J'imagine qu'elle se régale, mais je n'ai aucune idée de la minuscule sensation que peuvent lui procurer des mots, même choisis savamment, précisément, comme l'avaient été ceux du cahier. Toute ogresse qu’elle soit, la rivière est douée d’une fine diversité de déglutitions, déliaisons, dissolutions, ondulations, roulés, coulés et lâchers ; de ses talents de dégustation elle ne laisse entrevoir qu’un éclair.
Il est certain qu’elle a tiré le goût des mots de mon cahier en un subtil instant, quand j’aurai, non moins subtilement mais au cours de deux ou trois années précédentes, élaboré ce miel d’écriture au péril des ressources de mon système nerveux cérébral, intestinal et stomacal. J'ai gardé, je m'en souviens bien, une sorte de nausée pendant plusieurs jours — peut-être le temps, vu depuis l'imaginaire de mon propre corps, que l'encre des pages soit entièrement recyclée.
J'avais écrit le "journal de la rivière", jour après jour, j'avais noté ses couleurs, toujours plus invraisemblables les unes que les autres, et c'est ce qui fait la beauté de ce cours d'eau que j'ai dans la peau définitivement avec sa palette de variations infinies et chaque jour surprenante.
Mais le cahier, ce bleu de couverture, ce bleu profond de ciel lustré et constellé de rayures si fines qu’elles en devenaient invisibles comme les étoiles à l’aube qui se dissolvent dans l’azur, ce bleu cahier nous était devenu tellement commun, à la rivière et moi, tellement parent, tellement familier que lorsque j’envoyai la copie de son texte à un éditeur que j’estimais, quelques jours après, n’y tenant plus, comme fautif, je lui téléphonai pour lui dire de me renvoyer le manuscrit, que j’abandonnais l’idée de le faire publier. Il me répondit très gentiment, cherchant à comprendre de fond de ma pensée, mais il n'y en avait pas, j'étais seulement mal à l'aise. Ainsi je pus jeter le cahier. Ainsi se termina ce long épisode d’une histoire trop close entre la rivière et moi.
Mon sac sur le dos j'arpente maintenant la berge, dix mille journées au moins ont coulé depuis, j'ai commencé à comprendre que la rivière, si elle a bien voulu manger les mots de mon cahier — comme elle mange tout ce qui vient à sa portée — a sa propre langue, son propre métabolisme monstrueux et beau, que je ne puis que tenter d'entendre. Je rétablis gaillardement le sac sur mon dos, je sens le petit personnage du vieux monsieur Nuit qui ballotte dans son sommeil, je vais aller voir les peintres, entendre les musiciens pour mettre du soleil dans ma journée.

Peinture Olivier Debré, Bleu gris carré du soir Loire hiver 1989 180x180cm photo Jef Rabillon.jpg

samedi 4 février 2023

message


Maintenant que le travail est rangé, dans sa propre sacoche — je lui vois une grande sacoche, de cuir ou de bois, rien que pour lui, si je puis dire car bien sûr il n'y va pas sans mon père, mon grand-père et même le cheval, c'est grâce à eux que j'ai pu faire monter le travail sur mon dos, dans le grand sac des mots, alors que je désespérais, une page avant, de pouvoir un jour l'engranger.
Je peux dire que je me sens plus léger, le mot porté ne pèse rien. J'imagine qu'une abeille pourrait les porter... mais qu'en ferait-elle ? Elle porte bien évidemment les siens, mille fois plus légers, je suppose, et plus bleus ! d'ailleurs je n'imagine même pas, je les vois, les entends, abeilles, papillons, pommiers, tout porte ses mots et je les vois, les entends. J'entends leur langage, il me suffit de sortir au verger et dialoguer avec eux tous, en plein été.
Voilà la vie sur Terre, celle que nous avons tous connue, c'est le message que j'envoie aux futurs enfants de mes petits-enfants.

Soutine, La route folle à Cagnes, La Gaude, 1927

jeudi 2 février 2023

travail


C'est le mot le plus gros que j'aie à porter. Je n'en finis pas d'essayer de le tourner, le retourner pour le mettre dans le sac. Il est encore à terre depuis le temps... J'en connais pourtant les aspérités, les faces et les facettes, les bosses et les creux, je sais ses points faibles, ses points de bascule. J'ai joué, j'ai dansé, résisté, assumé, même jonglé avec lui. Mais je ne peux le mettre dans mon sac de mots et me le jeter sur le dos. Il est trop grand. Et surtout il est trop disputé : les autres acceptent d'être à tout le monde, de se partager, de se démultiplier en autant de semblables qu'il y a de sacs pour les nicher, de cœurs pour les aimer, de têtes pour les comprendre et les interroger... Tous les autres mots sont à tout le monde.
Peut-être chacun en a-t-il un qui reste sur le carreau, un qui refuse, comme celui-là pour moi. L'âne têtu qui refuse d'embarquer. Sans lui le monde peut entrer dans un sac, le poète peut vagabonder, en tous lieux, en toutes saisons.
L'histoire de cet ancrage je la connais. C'est une histoire très personnelle, très familiale pour tout dire. Mais je ne sais même pas comment la raconter ni s'il le faut, car les histoires sont faites pour partir, à dos de cheval, dans les airs.
La mienne, celle-ci, vous retient au bout de sa chaîne, vous ancre lourdement dans le sol, la chaîne a beau être longue, la vie vous permettre de l'allonger encore, démesurément, elle vous suit comme une ombre, c'est une ombre qui vous ancre à ce mot, que vous ne pouvez jamais complètement remonter et hisser dans le sac de la vie.
Le mot m'a été donné par mon père, le mot venu directement de son père "mon père était un bourreau de travail", me disait-il. Et mon père, sur qui l'ombre était passée déjà, sans nul doute, m'a transmis le dicton, en patois, que j'ai tant aimé 

si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian

rarissime emploi de l'adjectif verbal (ou d'une forme apparentée) pour dire les deux âges dans la vie du paysan , "en étant poulain", "en étant rosse", et qui témoigne de la proximité, du compagnonnage au travail, de l'homme et du cheval.

Peinture de Marc Chagall, 1927