Ce matin la rivière se montre surtout huileuse, opaque, peu éloquente, elle trouve une nouvelle matérialité, elle fait des dos de crapauds, elle m’ignore.
Je la comprends.
Avec ce genre de mots, maintenant, on ne peut écrire autre chose que des énigmes. Une fois le dernier mot entré dans le sac, ils ont tous perdu leur raideur. Ils ont fait la paix avec les hommes. En le regardant maintenant, le mot réticent, le mot resté en arrière, qui se cachait dans l’ombre, malingre, comme un loup apeuré qui venait se rendre, qui sentait que sa superbe, son royaume, sa forteresse allaient disparaître, ce dernier mot est sans secret… Il fit (il crut faire) partie d’un monde vivant, mais vivant est un cours d’eau, vivant se moque des mots et court en dessous dans l’invisible, dans l’indistinct où tout se défait et refait. Sur la berge, les mots un jour baissent la garde, jusqu’au dernier. Supposons maintenant que c’était le dernier, celui-là.
Il avait quelque chose d’intime, plus encore, de familial, de générationnel. Il tenait comme un sourd accroché à la terre, ancré par l’intermédiaire de mon père et de mon grand-père, et toute la société humaine semblait refuser de me le céder. Travail : c’était ce mot, marqué du sceau de fer à cheval dans la terre et dans le destin de ceux qui en dépendaient (le terrestre ou plutôt le terreux, le paysan, aussi bien que le cheval). J’appris par mon père les mots que son père lui avait dits un jour, peut-être avec bienveillance et bonhommie, car les mots s’y prêtaient, peut-être (plutôt) avec l’autorité légendaire, sinon terrifiante, que lui savait mon père (et dont il avait su se libérer). Il me les confia un jour (c’était un refrain, une sorte de maxime) inopinément, désolé que je montrasse si peu d’empressement à entrer dans le métier d’instituteur qu’il m’avait songé, et même dans tout métier, et elle fut pour moi (cette maxime), joyeuse et aimée tant pour sa syntaxe rare venue du latin que pour sa sagesse de vilain, digne d’un fabliau :
si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian
C'était peu après la rencontre de monsieur Nuit. Et quand ce mot céda, tous furent dans le sac.
Peinture de Marc Chagall, 1927
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