vendredi 29 mars 2024

un métier


Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité.
Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ?
Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des courtilières, les monticules des taupes, les doryphores, les outils, les raies dans la terre fine, les semences de carottes dans la main. Il pouvait arroser.
Le père lui avait dit une fois : "mon père était un vrai tyran, il me faisait trimer, me faisait conduire les bœufs, à huit ans, tandis que lui tenait la charrue."
Les hommes vivaient et travaillaient avec les animaux. Travaillaient comme des bêtes, c'était la condition humaine,
'si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian' lui avait dit son père. L'enfant reçut cette formule en héritage, de la bouche de son père qui parlait peu, venue directement du grand-père... et d'où la tenait-il... réactualisée comme l'air frais du matin.
Cet emploi fabuleux du gérondif (c'est le cas de le dire : l'enfant l'entendit comme dans un fabliau) pour personnaliser les deux âges du paysan, le poulain et la rosse, rendit ce grand-père tyrannique sympathique aux yeux de l'enfant qui, dans son for intérieur, opta aussitôt pour le métier de philologue, malheureusement, issu du monde paysan par ses grands-parents, puis petit-employé par ses parents, ce cursus ne lui fut pas offert.
Ce grand-père dauphinois avait été prié d'aller pourrir sa jeunesse dans les tranchées de 14-18. Revenu blessé, il s'en remit pour monter sur le soc de la charrue et se ranger à une philosophie de survivant du pain quotidien et de la sueur du front.
Le père, qui avait eu la force d'échapper à son tyran, évoquait sans trop de détails une jeunesse plutôt difficile d'exilé urbain, avant d'arriver à s'en sortir en pliant l'échine et montrant des aptitudes pour l'administration.
L'enfant s'introduit chez le musicien pour voler un peu du trésor des dieux — officiellement pour lui remettre la bouteille de sirop des Vosges Cazé. C'est la première fois qu'il va entrer dans le logis perché du vieil homme.
Il lui a dit d'entrer, puis a ouvert lui-même à l'enfant qui hésitait.
Il ne reconnaissait rien d'une maison. C'était petit, les murs étaient tapissés de pages de journaux vieillis montrant des dessins humoristiques, le repaire d'un original, d'un ours, d'un anarchiste famélique. L'homme prend le sirop, fouille dans sa profonde poche et sort des pièces qu'il met dans la main de l'enfant, qui ressort en reculant pendant que son regard perçoit dans la pénombre le poêle en fer rouillé mais pas le piano.
Le vieil homme referme la porte. Il craque le bouchon, prend une gorgée de sirop et va au piano.
L'enfant assis sur la marche écoute et le son vient tout de suite caresser sa peau, couler dans ses veines. Comment personne ne pouvait-il comprendre ? Personne n'avait-il jamais ressenti, ni vécu, ce que vivait l'enfant ? Bien vite il démissionnait de ce poste d'instituteur que le père trouvait enviable, l'enfant seul avec ce même désir, cette même soif difficile à nommer. 
Il tombe nez à nez dans un fabliau qu'il contait sur ce mot "métier", parce que tout arrive quand on est au printemps, bien placé dans le vent, ronflant, chargé d'oiseaux et d'épais nuages qui s'empressent vers le nord, chargé d'idées, de désirs et de mots, tout vient, se précipite comme les corbeaux avec leurs bouts de branches, les ramiers, les tourterelles, les mouettes avec leurs ailes qui s'agitent, tout apporte de quoi construire le nid des phrases, battre leur rythme impatient, alors le mot mestier vient et revient, quanque mestier li était, dit le fabliau, c'étaient les savoir-faire du vilain, comparables à ceux des oiseaux mais différents, variés comme le temps qu'il fait, utiles comme les graines, le soleil et la pluie.

Un métier pour se rendre utile ? Pour se garder de la course effrénée des désirs. Ranger, ralentir, arrêter, ne plus faire "le cheval échappé" comme dit Montaigne — pour qui se ranger c'était se mettre en retraite de trop de métiers, trouver du temps pour soi. Autant pour Pascal rentrer dans sa chambre, toujours faut-il se garder de tant d'agitation mais on sait que c'est impossible, le temps de l'humain est celui de la course à l'infini. Alors il faut apprendre à rythmer, à composer... comme le reste de la Nature, à faire mille prouesses dans l'efficacité et la beauté. Et la beauté ! car sans cette capacité d'admirer, de contempler, nous sommes à nouveau soumis au délire.

Peinture de Bengt Lindström
 

dimanche 10 mars 2024

petit bout

Par le petit bout de la masculinité.

Quand écrire peut être le prélude à la parole.

Jamais le mot ne m'a été dit. Jamais prononcé à mon adresse, devant moi, ni même derrière moi. Le mot qui m'a le plus atteint est le plus absent – ce qui m'a le plus appartenu et été enlevé, coupé – l'acte qui m'a porté atteinte n'a jamais été dit. N'a jamais été nommé, restitué, redonné sous forme de mot. J'ai dû cicatriser moi-même ma blessure pour moi-même. Mais ceux qui en sont responsables m'ont abandonné la plaie ouverte : mes parents, le docteur, le chirurgien. Ils ont ignoré qu'il me laissaient, malgré leurs bons soins, exsangue, à une blessure sans pansement, avec une mort sans linceul, sans un mot qui redonne vie.

"Phimosis", l'oreille fine de l'enfant de dix-huit mois l'a entendu une fois seulement, par effraction, car il ne lui était pas adressé. Puis il est tu. Presque une vie entière pour le vider de son existence, le rendre inoffensif, blanc comme neige, faire un fantôme à sa place et le remplir de sa vie. Vivre une vie de fantôme, pour si peu de chose ! Le mot qui aurait nommé l'acte chirurgical, "circoncision", n'était pas pour moi, catholique de  famille, et ce mot-là était impensable, recouvert de silence et d'absence. 

Malgré les actes sexuels, les plaisirs, les jouissances, les partages, les accouplements, j'ai gardé tout au long de mes jours le petit fantôme de ma chair perdue avec moi, ce petit robinet – tendre mot donné par ma mère –, je le porte toujours. Il est toujours moi, disant que je suis un garçon, mais mutilé par le chirurgien. Sans son prépuce, il ressemble à un petit casque de pompier, ou un petit escargot...
Le prépuce a sans doute été jeté à la poubelle. Ou peut-être le chirurgien les gardait-il, ce devait être bon, ces petits prépuces de bébé, sautés à la persillade ou au caramel, peut-être avait-il des clients gourmets à qui il les vendait une fois par semaine. Il devait faire du débit, je pense, c'était la mode à cette époque du baby-boom.
L'enfant s'est senti mutilé à vie. Il a abandonné ses espoirs d'être un homme, a vécu comme s'il en était un, avec son double fantôme, enfoui très profondément en lui, jusqu'au quasi oubli, mais que seuls les mots échangés au-dessus de lui, entre sujets parlants, auraient délivré de la malédiction.

Peinture de Victor Brauner, mère et enfant, musée de Grenoble

vendredi 8 mars 2024

l'inconnu


L'inconnu, tu ne cherches plus à le traverser.
Ton crayon, la main, le bras, le cœur, l'estomac, les tripes ne vont plus se braquer contre lui. Il faut pouvoir mettre à l'arrêt ces machines. Cesser l'extraction forcenée, la pure destruction.

Tu prends le chemin des bœufs parmi le ciel et les oiseaux, dans l'ombre des grands arbres où tu imagines le temps des halages, le travail intense des hommes, des bêtes, des cordages et des treuils, la lourde remontée des chargements. Rien n'en reste dans la quiétude présente sinon le tracé d'un chemin réduit à la taille d'un sentier.

Ou tu prendras l'avenue ou les ruelles, les escaliers cachés ou les espaces découverts de la périphérie, l'inconnu à ton côté, sous tes pieds, dans le rythme de ton pas, comme un arbre porte avec lui le bouillonnement tranquille et incessant de ses vies, sa lente croissance, ses continuelles métamorphoses. Le disant, tu te diras aussi, ou plutôt tu inventeras votre commun langage.

Peinture, André Derain