lundi 15 avril 2024

le crayon


 

 J'écris sur le tas de décombres de toute l'écriture du monde, passé et présent, tout mélangé, ruines et constructions modernes, en cours et en chantiers, chacun fouille dans le tas, remonte ses pierres, ses poutres, ses vestiges, fond ses minerais, façonne, bricole, cisèle.
Chacun secoue ses draps, s'installe sur un carré d'herbe, plonge ses bras dans sa lessive, étripe des fantômes, fouille, les livres, les données, les fichiers, regarde les séries défiler, surgir la mémoire, l'amnésie, les tsunamis, les géants de la guerre entaillent, traversent le tas. Les journalistes déchirés avec leurs journaux baignés de sang. Des fleurs poussent sur ce tas de décombres où l'humanité fourmille. Sur un bout de papier j'écris et je vois, pour la première fois, cette couleur sale du graphite de mon crayon.

Photographie-collage de Marie Hubert

jeudi 4 avril 2024

réserve


  Au bord de la rue vrombissante s'enfonce un petit parc derrière un vieux banc, une souche devant ses pieds, coupée ras (je me souviens du prunier généreux) sur le goudron mangé de gravier, d'herbe et de terre. Écrire là, nicher ensuite la page dans un creux d'arbre, l'abandonner à ce milieu de vie, fréquenté et complexe, se prolongeant à quelques pas derrière dans l'ombre sous une poignée d'ifs et de platanes plus hauts que les immeubles. Mais là, au sol les yeux abandonnent tout désir car rien ne manque tant il y a de bienfaits et de vie, d'insectes courant, colorés de leurs plus beaux emblèmes, furtifs ou paresseux, glissant, collectant, transportant des charges, graines, fleurs, poudres de pollen, gazouillis, remuements de branches, battements d'ailes. Comble de formes de vies de toute nature, faisant musique de tout, de tout dessin, architecture, spectacle, prouesse de tout ordre, seulement effleurées du regard, restant en réserve à profusion, ainsi que dans la poche le livre, le papier, le crayon. 

Pierre Bonnard, photographié par Gisèle Freund en 1946