jeudi 15 juin 2023

feu

 

Le soleil va se lever en face, on dirait. Il a déjà envoyé flotter un drap rose dans l'azur qui s'éclaire. La lune s'attarde juste au-dessus de lui, le dos tourné délicatement dans sa barque fine. Elle serait bien avisée de prendre le large, mais préfère se laisser fondre discrètement comme un bonbon ou plutôt une brioche dans la bouche bleue du jour.
Un matin gourmand s'annonce, bientôt fruité et criant d'oiseaux.
Le monde s'anime comme au premier jour. Et c'est toujours le premier jour pour quelqu'un. Mais le dire c'est en être loin, c'est le voir qui s'emplit, jour après jour, qui écarte ses bornes et élargit toutes ses dimensions, accueille de façon exponentielle, comme un grand incendie de vies et de morts.
Bleu, vert, jaune, partout où l'on se tourne, où l'on se met en chemin, rouge, noir, dans les mille nuances du temps. Les peintres entrent dans la couleur. Tout dévore. Tout chante et tout se tait. Rien ne s'arrête.
Le ciel s'est empli d'oiseaux. À la place du croissant de lune, au-dessus du pin noir, c'est maintenant le soleil, éclatant, qui excède le regard.

Peinture Mark Rothko, 1952

jeudi 8 juin 2023

suite


À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Il n'y avait déjà plus de héros pour Apollinaire avant la grande guerre. Il n'y avait qu'une grande soupe où surnageaient toutes les contradictions. Surtout celles à venir.
Tout ce qui se construit s'écroule et tout ce qui s'écroule se reconstruit, dans la plus grande mascarade et le plus grand désordre.
Il y avait Albert Cohen assis entre ses parents sur le bord du lit le jour de ses dix ans. Dans l'attente que tout jamais n'en finisse.
Et rien n'a changé, la religion est restée toute neuve, Apollinaire, la religion. Toutes les religions, en même temps, sous le pont mira beau. Le Président, une vieille fleur de narcisse détrempé, sort de la soupe avec tout ce linge encore sale, ou lavé, transparent, et même invisible, mis en partage ou en pâture sur les réseaux sociaux, héros et anti-héros confondus.
Une jeune fille assise par terre tapote son téléphone, je ne vois pas son visage, ses cheveux font un arc au-dessus de son corps niché dans un jogging gris. 

Peinture Karel Appel, 1947

mercredi 7 juin 2023

héros

Le cèdre est musculeux.
C'est aujourd'hui qu'il m'apparaît ainsi. Il montre ses muscles comme jamais. Ce sont d'épais vaisseaux, des torses gorgés de force, des bras chaleureux.
C'est tout un corps qui monte en dansant de toutes ses hanches, de ses côtes et de ses cuisses, de sa peau de serpent caressante et pulpeuse, nonchalant, versatile, rieur, il atteint tous les extrêmes, avec les petits plumets des feuilles vertes qui chatouillent le ciel comme une fontaine de caresses. Je l'aime comme le navire de tous les océans, cinglant autour du globe. Il me maintient le cap. Il m'accueille en voyageur minuscule parmi les oiseaux qui glissent sous les voiles de ses plumes vertes, grises, poumons de vie.

Ce cèdre avait eu plusieurs de ses énormes branches cassées par le poids de la neige il y a plusieurs années. À son sommet le gris raclé, maintenant estompé, d'une grande omoplate à cru soutient le bras qui continue, chemise ouverte, moignons sur la poitrine coupés franc, bien ronds, qui continue manche pendante comme l'écrivain ou le peintre, amputé, à créer, d'autant que tout autour de son unique jambe, triomphante, des membres vigoureux se regarnissent, reconstruisent, rhabillent lentement le puissant héros.
Je me gave de l'admirer.
Et plus encore, très en profondeur, je suis intimement identifié à lui. En écrivant, en parcourant, plus petit qu'une fourmi, le papier, je sens notre commune – comment dire – faiblesse, le plus faible, avec Pascal, avec Georges Braque, avec Blaise Cendrars, avec Jacques Prévert parlant du micocoulier dans la cour de l'asile des vieillards à Antibes,
Hé oui c'est un micocoulier
dit un vieillard assis sur un banc de pierre
contre un mur de pierre
et sa voix est doucement bercée par le soleil d'hiver
Micocoulier
ce nom d'arbre roucoule dans la voix usée
Et il est millénaire
ajoute le vieil homme en toute simplicité
beaucoup plus vieux que moi mais tellement plus jeune encore
millénaire et toujours vert
Et dans la voix de l'apprenti centenaire
il y a un peu d'envie
beaucoup d'admiration
une grande détresse
et une immense fraîcheur.

Peinture de Lucas Cranach, Hercule et Antée vers 1520-30


vendredi 2 juin 2023

artiste

 


 Le mot, dans sa brièveté, m'évoque une étincelle, me rappelle le mot « éloise » – de Montaigne,

une eloise dans le cours infini d'une nuict éternelle.

Toutes les nuits, vous vous levez, vous allez dans une petite pièce à côté pour écrire, au lieu de dormir.
Vous parlez, pendant des années vous allez parler au psychanalyste, vous fabriquez des objets juste pour exprimer, pour montrer quelque chose. Vous, ou quelqu'un d'autre, allez arpenter les rues, les chemins.
Vous pensez votre connexion-déconnexion au monde qui vous entoure, votre absorption-rejet du monde auquel vous êtes relié.
Vous êtes l'artiste, une substance de matière vivante en mouvement. On trouve des traces, des présences, des combinaisons de vous un peu partout, un peu nulle part, toujours fuyant, disparaissant, apparaissant. Vous êtes un moment, une image particulière sous le télescope, d'une planète qui, vue de l'intérieur, fourmille d'images, dont je voudrais être...
dont je suis...
un trou de lumière

mais, pour l'instant, je me raccroche aux brins d'herbes,
ma maison.

Photo Thami Benkirane, Rabat centre ville, le 18 mars 2023

Prologue

 

  La rivière occupe le centre du livre. Elle coule aussi sur les bords, très souvent – ou est-ce moi qui ne sais me situer, ni comment je la regarde. Elle a occupé tous les plans de l'espace, en travers, en hauteur. Elle m'a barré la route, elle ne m'a laissé aucune chance de voir plus loin, d'achever ma naissance. Elle a retourné le temps, escamoté la durée. Nous nous sommes interpénétrés.

Dans le livre j'ai puisé autant que j'ai jeté. Nous nous sommes co-construits au jour le jour. Et nous sommes voués à l'inachèvement. A nous défaire autant qu'à nous faire, continuellement. Seuls vont émerger les visiteurs, qui auront droit à leur finitude. C'est avec eux que nous allons jouer, ils vont nous représenter dans le monde fini. Monsieur Nuit est le premier à se manifester.