J'ai repêché monsieur Nuit au bout d'un bâton. Il est remonté dégoulinant avec un petit sourire qui n'était pas le sien. Il remontait des charpies de matières molles brun-vert-bleu-noirâtre qui lui pendaient comme des barbes et le couvraient comme un manteau.
Il ne m'a pas semblé intéressé par une conversation et c'était évident, je l'avais laissé tomber comme une vieille savate et je ne m'étais pas préoccupé de son sort pendant plusieurs jours. Je pensais maintenant à la vieille godasse de Van Gogh après avoir surtout pensé au bœuf écorché de Soutine qui m'est resté en travers du corps depuis mes quinze ans quand nous étions allés au musée découvrir Bonnard, Matisse etc. et que brutalement c'est Soutine qui barre le chemin de toute cette carcasse sanguinolente.
Mais tout cela était venu remplacer les mots, je le comprenais bien maintenant, de même que monsieur Nuit ou moi-même nous étions capables de rester muets pour laisser parler les choses — ou plutôt les êtres — qui nous entourent. L'homme est un sujet parlant : voilà ; même quand il est muet il est en train de parler ce qui l'entoure — jusqu'à, pourquoi pas, ses entrailles.
Je décrochai monsieur Nuit de la branche tombée qui m'avait permis de le récupérer et le jetai sur le sol. On pourrait très bien le piétiner ça ne lui ferait pas mal, pas plus qu'à mes dessins tracés dans la boue, rayés sur les schistes, pas plus qu'aux nervures des feuilles de platanes. Le bord de l'eau est riche de vies, riche de peuples, c'est pourquoi nous nous y retrouvons. Pourquoi j'aime venir y prendre place.
Soutine, Le petit pâtissier, 1919
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