lundi 6 février 2023

cahier


 Je ne vais plus sans mon sac sur le dos. Je pense soudain, arrivant sur la berge : Ce n'est pas la première fois que je jette des mots à la rivière.
L'eau les a presque aussitôt avalés. Elle n'en a guère fait cas, sans doute. J'ai vu comment elle s'y prend, avec les mots, c'est une minuscule friandise, elle les lèche et les disloque, aussitôt. Sans doute ont-ils du goût, des nuances de goût, des pointes de saveur... Mais pour elle c'est infime, pour ce monstrueux appétit. J'imagine qu'elle se régale, mais je n'ai aucune idée de la minuscule sensation que peuvent lui procurer des mots, même choisis savamment, précisément, comme l'avaient été ceux du cahier. Toute ogresse qu’elle soit, la rivière est douée d’une fine diversité de déglutitions, déliaisons, dissolutions, ondulations, roulés, coulés et lâchers ; de ses talents de dégustation elle ne laisse entrevoir qu’un éclair.
Il est certain qu’elle a tiré le goût des mots de mon cahier en un subtil instant, quand j’aurai, non moins subtilement mais au cours de deux ou trois années précédentes, élaboré ce miel d’écriture au péril des ressources de mon système nerveux cérébral, intestinal et stomacal. J'ai gardé, je m'en souviens bien, une sorte de nausée pendant plusieurs jours — peut-être le temps, vu depuis l'imaginaire de mon propre corps, que l'encre des pages soit entièrement recyclée.
J'avais écrit le "journal de la rivière", jour après jour, j'avais noté ses couleurs, toujours plus invraisemblables les unes que les autres, et c'est ce qui fait la beauté de ce cours d'eau que j'ai dans la peau définitivement avec sa palette de variations infinies et chaque jour surprenante.
Mais le cahier, ce bleu de couverture, ce bleu profond de ciel lustré et constellé de rayures si fines qu’elles en devenaient invisibles comme les étoiles à l’aube qui se dissolvent dans l’azur, ce bleu cahier nous était devenu tellement commun, à la rivière et moi, tellement parent, tellement familier que lorsque j’envoyai la copie de son texte à un éditeur que j’estimais, quelques jours après, n’y tenant plus, comme fautif, je lui téléphonai pour lui dire de me renvoyer le manuscrit, que j’abandonnais l’idée de le faire publier. Il me répondit très gentiment, cherchant à comprendre de fond de ma pensée, mais il n'y en avait pas, j'étais seulement mal à l'aise. Ainsi je pus jeter le cahier. Ainsi se termina ce long épisode d’une histoire trop close entre la rivière et moi.
Mon sac sur le dos j'arpente maintenant la berge, dix mille journées au moins ont coulé depuis, j'ai commencé à comprendre que la rivière, si elle a bien voulu manger les mots de mon cahier — comme elle mange tout ce qui vient à sa portée — a sa propre langue, son propre métabolisme monstrueux et beau, que je ne puis que tenter d'entendre. Je rétablis gaillardement le sac sur mon dos, je sens le petit personnage du vieux monsieur Nuit qui ballotte dans son sommeil, je vais aller voir les peintres, entendre les musiciens pour mettre du soleil dans ma journée.

Peinture Olivier Debré, Bleu gris carré du soir Loire hiver 1989 180x180cm photo Jef Rabillon.jpg

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