C'est le mot le plus gros que j'aie à porter. Je n'en finis pas d'essayer de le tourner, le retourner pour le mettre dans le sac. Il est encore à terre depuis le temps... J'en connais pourtant les aspérités, les faces et les facettes, les bosses et les creux, je sais ses points faibles, ses points de bascule. J'ai joué, j'ai dansé, résisté, assumé, même jonglé avec lui. Mais je ne peux le mettre dans mon sac de mots et me le jeter sur le dos. Il est trop grand. Et surtout il est trop disputé : les autres acceptent d'être à tout le monde, de se partager, de se démultiplier en autant de semblables qu'il y a de sacs pour les nicher, de cœurs pour les aimer, de têtes pour les comprendre et les interroger... Tous les autres mots sont à tout le monde.
Peut-être chacun en a-t-il un qui reste sur le carreau, un qui refuse, comme celui-là pour moi. L'âne têtu qui refuse d'embarquer. Sans lui le monde peut entrer dans un sac, le poète peut vagabonder, en tous lieux, en toutes saisons.
L'histoire de cet ancrage je la connais. C'est une histoire très personnelle, très familiale pour tout dire. Mais je ne sais même pas comment la raconter ni s'il le faut, car les histoires sont faites pour partir, à dos de cheval, dans les airs.
La mienne, celle-ci, vous retient au bout de sa chaîne, vous ancre lourdement dans le sol, la chaîne a beau être longue, la vie vous permettre de l'allonger encore, démesurément, elle vous suit comme une ombre, c'est une ombre qui vous ancre à ce mot, que vous ne pouvez jamais complètement remonter et hisser dans le sac de la vie.
Le mot m'a été donné par mon père, le mot venu directement de son père "mon père était un bourreau de travail", me disait-il. Et mon père, sur qui l'ombre était passée déjà, sans nul doute, m'a transmis le dicton, en patois, que j'ai tant aimé
si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian
rarissime emploi de l'adjectif verbal (ou d'une forme apparentée) pour dire les deux âges dans la vie du paysan , "en étant poulain", "en étant rosse", et qui témoigne de la proximité, du compagnonnage au travail, de l'homme et du cheval.
Peinture de Marc Chagall, 1927
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