lundi 30 janvier 2023

personnage

 
J'ai trouvé un personnage.
Je ne suis plus seul.
Depuis quelque temps, tout m'impatientait, me travaillait. Enfin nous nous sommes trouvés.

J'ai trouvé monsieur Nuit — oui, pourquoi ne pas l'appeler monsieur Nuit, lui-même ne sait plus très bien comment il s'appelle, l'autre jour c'était Nuit-et-Jour, et voilà qu'il me dit : Appelez-moi monsieur Nuit si vous voulez faire de moi un personnage. Faites-moi traverser le pont, ce jour d'eau grise jaune vert bleu marron, c'est cette rivière qui me donne le goût du jour, me dit-il encore, avant de s'endormir, le sac sur le dos, les yeux fermés, la tête fléchie. Le sac est lourd, il l'aura entraîné.
Il me donne ainsi à chaque fois que je lui rends visite une phrase ou deux pour que je puisse le suivre. Le sac qu'il porte sur son dos est le plus mystérieux de sa personne ; il le tient comme un gros baluchon d'une main sur son épaule le plus souvent, c'est gonflé, bosselé, bien vivant, comme un ourson, car ce ne sont pas des choses inertes, non ; c'est son trésor d'existence là-dedans, c'est ce qui le fait vivre, visiblement.
C'est la nuit qu'il porte sur son dos.
C'est sa nuit qu'il porte comme un boiteux porte sa jambe, comme un ventru porte son ventre.
Mais il le pose son sac. Il me l'a dit qu'il le pose et alors, mystère, je ne sais pas ce qu'il en fait.

Je me retiens de faire de lui une marionnette, un polichinelle, une pâte à modeler. C'est tentant de faire des personnages imaginaires ! Raccroché à une image et hop ! trotte comme un jouet mécanique et bien vite on oublie ce qu'on a fait, ce tour de passe-passe pour l'irréel.
Mais l'homme est bien vivant, il a son sac, ses organes qui le tourmentent, ses pieds qui lui brûlent, ses orteils pleins d'engelures parce que le sang circule mal. Il faut le porter pour lui faire traverser le pont. Il ne supporte pas le fauteuil roulant, pas même l'idée de fauteuil, roulant ou pas. Il marche, jusqu'à s'endormir debout, derrière moi. Il s'appuie sur mon dos comme un enfant. Il n'est pas bien lourd, guère plus qu'un nuage peut-être. Faut-il aussi que je l'appelle monsieur Nuage ?

Je ne lui ai pas mis l'oreiller sous le menton, je l'ai laissé ainsi, la tête en suspens. Il s'est réveillé au bout de deux ou trois minutes.
« Sais-tu que je suis porté sur le dos d'une gazelle dans le concerto de Brahms, et que de là le violon me tire en un fil d'or, me lance, m'effile, me courbe et me joue, me jette dans l'orchestre comme un courant dans le lit d'une rivière. Rentre dans la musique, écoute et raconte ce qui déboule dans ton cœur, ton corps parmi les poissons de la rivière. J'ai tout ça dans mon sac, sais-tu ! Si tu me prends, si tu m'emportes avec toi n'oublie pas la moitié de mes affaires : le jour et la nuit, le cheval, la gazelle, le violon, arrange-toi pour tout mettre.»
En partant j'ai pris ce sac sur mon dos. D'un simple mouvement je me suis redressé, ragaillardi, je l'ai fait mien.

Marc Chagall, photo Izis, atelier des Gobelins Paris, 1964

1 commentaire:

  1. C'est à la faveur de la nuit que ce fait la jonction personnage -nuage. Apprécié la chute du texte et son "passer le flam-beau".

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