dimanche 18 mai 2025

réalité


"Réalité : Ce n'est pas assez de faire voir ce qu'on peint, il faut encore le faire toucher."
Encore s'il s'agissait de toucher la peinture sur la toile, mais c'est bien autre chose dont il s'agit : il faut toucher du doigt le désir, le désir du peintre, matérialisé, devenu peinture ! voilà pourquoi l'oiseau ne ressemblera pas à un "vrai" oiseau, la théière à une "vraie" théière ! L'art n'est pas de la représentation, voilà pourquoi aussi Magritte écrivait dans son tableau : ceci n'est pas une pipe.
Chaque artiste se donne, à sa manière, la tâche de réaliser l'impossible. Il lui faut une grande inconscience (ce qu'ont les enfants, et beaucoup sont artistes), ou une grande foi, lorsque la vie a défait l'inconscience. Ainsi chaque artiste, à sa manière, rapproche les contraires — le désir de la matière, le rêve du réel, le visible de l'invisible, le je du tu, chacun avec ses outils, triviaux, comme venus d'une autre planète, que ce soit des pierres, du bois, des mots ou des sons. Si l'enfant s'y lance spontanément, ne voyant aucun obstacle entre lui et la création, aucune discontinuité dans le merveilleux, pour l'adulte qui a tant appris à douter, à redouter, à comprendre, à se défier de tout, la tâche ne va pas sans une dose de foi, ou de folie.
C'est la ferveur, que revendique Braque : "Je ne suis pas un peintre révolutionnaire, je ne cherche pas l'exaltation, la ferveur me suffit."

en image : page du Cahier de Georges Braque, Maeght éditeur, 1994 

lundi 15 avril 2024

crayon

 

 Le crayon écrit sur le tas de décombres de toute l'écriture du monde, passé et présent, tout mélangé, ruines et constructions modernes, en cours et en chantiers, chaque crayon fouille dans le tas, remonte ses pierres, ses poutres, ses vestiges, fond ses minerais, façonne, bricole, cisèle.
Chaque crayon secoue ses draps, les installe sur un carré d'herbe, remue sa lessive, prend des fantômes en filature, ravive des traces, pêche des données, copie des fichiers, regarde des séries défiler, la mémoire surgir et s'absenter, regarde s'abattre les tsunamis, les chefs de guerre entailler le monde. Les journalistes déchirés avec leurs journaux baignés de sang. Des fleurs poussent sur ce tas de décombres où l'humanité fourmille. Sur un bout de papier mon crayon écrit et je vois, pour la première fois,la couleur sale de sa mine de graphite.

Collage de Marie Hubert

jeudi 4 avril 2024

réserve


  Au bord de la rue vrombissante s'enfonce un petit parc derrière un vieux banc, une souche devant ses pieds, coupée ras (je me souviens du prunier généreux) sur le goudron mangé de gravier, d'herbe et de terre. Écrire là, nicher ensuite la page dans un creux d'arbre, l'abandonner à ce milieu de vie, fréquenté et complexe, se prolongeant à quelques pas derrière dans l'ombre sous une poignée d'ifs et de platanes plus hauts que les immeubles. Mais là, au sol les yeux abandonnent tout désir car rien ne manque tant il y a de bienfaits et de vie, d'insectes courant, colorés de leurs plus beaux emblèmes, furtifs ou paresseux, glissant, collectant, transportant des charges, graines, fleurs, poudres de pollen, gazouillis, remuements de branches, battements d'ailes. Comble de formes de vies de toute nature, faisant musique de tout, de tout dessin, architecture, spectacle, prouesse de tout ordre, seulement effleurées du regard, restant en réserve à profusion, ainsi que dans la poche le livre, le papier, le crayon. 

Pierre Bonnard, photographié par Gisèle Freund en 1946

vendredi 29 mars 2024

un métier


Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient d'un pas sévère, libérant les mêmes paroles immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité.
Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ?
Un père qui n'avait jamais échangé une parole avec l'enfant. Une parole d'un homme à un homme. Mais seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues de père à fils, non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf au congé de la belle saison, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des courtilières, les monticules des taupes, les doryphores, les outils, les raies dans la terre fine, les semences de carottes mélangées au sable, dans la main. L'enfant pouvait arroser. 

Mais ce n'était qu'une parenthèse. Le temps des évidences était vite remplacé, à nouveau, par le temps des délires et des absurdités. Si bien qu'il passa sa vie à fuir, de métier en métier. Avant de se rendre compte qu'il avait bien fait.

Peinture de Bengt Lindström
 

dimanche 10 mars 2024

petit bout

Par le petit bout de la masculinité.

Quand écrire peut être le prélude à la parole.

Jamais le mot ne m'a été dit. Jamais prononcé à mon adresse, devant moi, ni même derrière moi. Le mot qui m'a le plus atteint est le plus absent – ce qui m'a le plus appartenu et été enlevé, coupé – l'acte qui m'a porté atteinte n'a jamais été dit. N'a jamais été nommé, restitué, redonné sous forme de mot. J'ai dû cicatriser moi-même ma blessure pour moi-même. Mais ceux qui en sont responsables m'ont abandonné la plaie ouverte : mes parents, le docteur, le chirurgien. Ils ont ignoré qu'il me laissaient, malgré leurs bons soins, exsangue, à une blessure sans pansement, avec une mort sans linceul, sans un mot qui redonne vie.

"Phimosis", l'oreille fine de l'enfant de dix-huit mois l'a entendu une fois seulement, par effraction, car il ne lui était pas adressé. Puis il est tu. Presque une vie entière pour le vider de son existence, le rendre inoffensif, blanc comme neige, faire un fantôme à sa place et le remplir de sa vie. Vivre une vie de fantôme, pour si peu de chose ! Le mot qui aurait nommé l'acte chirurgical, "circoncision", n'était pas pour moi, catholique de  famille, et ce mot-là était impensable, recouvert de silence et d'absence. 

Malgré les actes sexuels, les plaisirs, les jouissances, les partages, les accouplements, j'ai gardé tout au long de mes jours le petit fantôme de ma chair perdue avec moi, ce petit robinet – tendre mot donné par ma mère –, je le porte toujours. Il est toujours moi, disant que je suis un garçon, mais mutilé par le chirurgien. Sans son prépuce, il ressemble à un petit casque de pompier, ou un petit escargot...
Le prépuce a sans doute été jeté à la poubelle. Ou peut-être le chirurgien les gardait-il, ce devait être bon, ces petits prépuces de bébé, sautés à la persillade ou au caramel, peut-être avait-il des clients gourmets à qui il les vendait une fois par semaine. Il devait faire du débit, je pense, c'était la mode à cette époque du baby-boom.
L'enfant s'est senti mutilé à vie. Il a abandonné ses espoirs d'être un homme, a vécu comme s'il en était un, avec son double fantôme, enfoui très profondément en lui, jusqu'au quasi oubli, mais que seuls les mots échangés au-dessus de lui, entre sujets parlants, auraient délivré de la malédiction.

Peinture de Victor Brauner, mère et enfant, musée de Grenoble

vendredi 8 mars 2024

l'inconnu


L'inconnu, tu ne cherches plus à le traverser.
Ton crayon, la main, le bras, le cœur, l'estomac, les tripes ne vont plus se braquer contre lui. Il faut pouvoir mettre à l'arrêt ces machines. Cesser l'extraction forcenée, la pure destruction.

Tu prends le chemin des bœufs parmi le ciel et les oiseaux, dans l'ombre des grands arbres où tu imagines le temps des halages, le travail intense des hommes, des bêtes, des cordages et des treuils, la lourde remontée des chargements. Rien n'en reste dans la quiétude présente sinon le tracé d'un chemin réduit à la taille d'un sentier.

Ou tu prendras l'avenue ou les ruelles, les escaliers cachés ou les espaces découverts de la périphérie, l'inconnu à ton côté, sous tes pieds, dans le rythme de ton pas, comme un arbre porte avec lui le bouillonnement tranquille et incessant de ses vies, sa lente croissance, ses continuelles métamorphoses. Le disant, tu te diras aussi, ou plutôt tu inventeras votre commun langage.

Peinture, André Derain

 

lundi 19 février 2024

l'homme, l'arbre, la femme et l'écriture


J'ai quitté la femme pour l'arbre.
Ce n'était pas délibéré. C'est après quarante ans de recul que je le vois ainsi. Ces choses ne se font pas brutalement, elles mettent du temps à se décider. C'est un long déchirement, on le comprend plus tard. Sans doute avait-on rapproché ces deux corps si intensément, et aveuglément surtout, qu'ils avaient fusionné, fondu des tissus qui n'étaient pas compatibles en profondeur ou qui n'avaient pas pu raccorder en finesse leurs fibres, de sorte que par la suite cela provoqua ces surprises, ces douleurs, ces incompréhensions, ces frustrations, ces départs.
Cet arbre au milieu du chantier de la ville nouvelle me fut un révélateur. Ce vieux saule ou peuplier resté tout seul de son espèce comme une épave mais vivant dans la boue et les gravats m'a parlé une langue que je ne comprenais plus mais qui remettait en vibration toutes mes cordes sensibles bouchées et engourdies, comme un printemps violent prêt à éclater en fleurs. Presque à douleur d'être encore là, de ne pas décoller instantanément pour le sud épanoui. J'avançai les mains pour toucher l'écorce rugueuse et je restai muet. Quelque temps plus tard ce fut l'été et nous laissâmes définitivement notre chantier fabuleux à son point culminant.
L'arbre était de ceux qui se dressaient de l'autre côté des portes et des fenêtres, comme le soleil ou la lune, la rivière, le trottoir noyé de feuilles mortes, la montagne ou la mer qui surgissaient selon les saisons, les troupeaux de moutons ou les vaches, sous les grands yeux de l'enfant.
Alors sans plus réfléchir, d'instinct, nous retournions avec nos enfants auprès du monde.
Dans la grande maison j'investis le grenier. J'y recevais mes arbres.
Un soir, j'ai trouvé une feuille morte sur ma table.
Il ne restait rien de tous les papiers noircis de mots que j'avais écrits tout l'hiver. Des montagnes de feuilles accumulées jusqu'au matin même, tout avait disparu. La grande table sous la lucarne était vide, baignée de la seule clarté d'une petite feuille morte rayonnant en son milieu comme une douce étoile.
Je vérifiai que la lucarne était bien restée fermée, comme je vérifiai pour ainsi dire dans mes pensées qu' elle  n'était pas venue faire le ménage dans ce grenier qu'elle exécrait... où je livrais folle conquête à l'arbre, tout près d'écrire feuille même, sans jamais y parvenir.
C'était fini. Une petite feuille morte me répondait, légère, triomphante dans sa douce lumière ocrée. Elle savait tout. Mes yeux, mes oreilles s’écarquillaient pour l'entendre.
Bientôt le bonheur m'envahit. Je dévalai l'escalier, courant vers celle que je croyais encore retrouver.
Puis je me résolus à prendre les arbres dans mes bras. Les platanes tachés de lait. À adopter la joie d'être au monde. Le ciel au-dessus de moi avait remis en route la croisière des beaux nuages de l'enfance.

Peinture Geneviève Asse, Horizon, 2003