lundi 19 février 2024

l'homme, l'arbre, la femme et l'écriture


J'ai quitté la femme pour l'arbre.
Ce n'était pas délibéré. C'est après quarante ans de recul que je le vois ainsi. Ces choses ne se font pas brutalement, elles mettent du temps à se décider. C'est un long déchirement, on le comprend plus tard. Sans doute avait-on rapproché ces deux corps si intensément, et aveuglément surtout, qu'ils avaient fusionné, fondu des tissus qui n'étaient pas compatibles en profondeur ou qui n'avaient pas pu raccorder en finesse leurs fibres, de sorte que par la suite cela provoqua ces surprises, ces douleurs, ces incompréhensions, ces frustrations, ces départs.
Cet arbre au milieu du chantier de la ville nouvelle me fut un révélateur. Ce vieux saule ou peuplier resté tout seul de son espèce comme une épave mais vivant dans la boue et les gravats m'a parlé une langue que je ne comprenais plus mais qui remettait en vibration toutes mes cordes sensibles bouchées et engourdies, comme un printemps violent prêt à éclater en fleurs. Presque à douleur d'être encore là, de ne pas décoller instantanément pour le sud épanoui. J'avançai les mains pour toucher l'écorce rugueuse et je restai muet. Quelque temps plus tard ce fut l'été et nous laissâmes définitivement notre chantier fabuleux à son point culminant.
L'arbre était de ceux qui se dressaient de l'autre côté des portes et des fenêtres, comme le soleil ou la lune, la rivière, le trottoir noyé de feuilles mortes, la montagne ou la mer qui surgissaient selon les saisons, les troupeaux de moutons ou les vaches, sous les grands yeux de l'enfant.
Alors sans plus réfléchir, d'instinct, nous retournions avec nos enfants auprès du monde.
Dans la grande maison j'investis le grenier. J'y recevais mes arbres.
Un soir, j'ai trouvé une feuille morte sur ma table.
Il ne restait rien de tous les papiers noircis de mots que j'avais écrits tout l'hiver. Des montagnes de feuilles accumulées jusqu'au matin même, tout avait disparu. La grande table sous la lucarne était vide, baignée de la seule clarté d'une petite feuille morte rayonnant en son milieu comme une douce étoile.
Je vérifiai que la lucarne était bien restée fermée, comme je vérifiai pour ainsi dire dans mes pensées qu' elle  n'était pas venue faire le ménage dans ce grenier qu'elle exécrait... où je livrais folle conquête à l'arbre, tout près d'écrire feuille même, sans jamais y parvenir.
C'était fini. Une petite feuille morte me répondait, légère, triomphante dans sa douce lumière ocrée. Elle savait tout. Mes yeux, mes oreilles s’écarquillaient pour l'entendre.
Bientôt le bonheur m'envahit. Je dévalai l'escalier, courant vers celle que je croyais encore retrouver.
Puis je me résolus à prendre les arbres dans mes bras. Les platanes tachés de lait. À adopter la joie d'être au monde. Le ciel au-dessus de moi avait remis en route la croisière des beaux nuages de l'enfance.

Peinture Geneviève Asse, Horizon, 2003

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