Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des
choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des
fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des
vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours
de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se
côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités
immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à
l'actualité.
Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ?
Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de
cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un
homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les
gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer
mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand
l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des
courtilières, les monticules des taupes, les doryphores, les outils, les
raies dans la terre fine, les semences de carottes dans la main. Il
pouvait arroser.
Le père lui avait dit une fois : "mon père était un vrai tyran, il me faisait trimer, me faisait conduire les bœufs, à huit ans, tandis que lui tenait la charrue."
Les hommes vivaient et travaillaient avec les animaux. Travaillaient comme des bêtes, c'était la condition humaine,
'si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian' lui avait dit son père. L'enfant reçut cette formule en héritage, de la bouche de son père qui parlait peu, venue directement du grand-père... et d'où la tenait-il... réactualisée comme l'air frais du matin.
Cet emploi fabuleux du gérondif (c'est le cas de le dire : l'enfant l'entendit comme dans un fabliau) pour personnaliser les deux âges du paysan, le poulain et la rosse, rendit ce grand-père tyrannique sympathique aux yeux de l'enfant qui, dans son for intérieur, opta aussitôt pour le métier de philologue, malheureusement, issu du monde paysan par ses grands-parents, puis petit-employé par ses parents, ce cursus ne lui fut pas offert.
Ce grand-père dauphinois avait été prié d'aller pourrir sa jeunesse dans les tranchées de 14-18. Revenu blessé, il s'en remit pour monter sur le soc de la charrue et se ranger à une philosophie de survivant du pain quotidien et de la sueur du front.
Le père, qui avait eu la force d'échapper à son tyran, évoquait sans
trop de détails une jeunesse plutôt difficile d'exilé urbain, avant
d'arriver à s'en sortir en pliant l'échine et montrant des aptitudes pour l'administration.
L'enfant s'introduit chez le musicien pour voler un peu du trésor des dieux — officiellement pour lui remettre la bouteille de
sirop des Vosges Cazé. C'est la première fois qu'il va entrer dans le logis perché du vieil homme.
Il lui a dit d'entrer, puis a ouvert lui-même à l'enfant qui hésitait.
Il ne reconnaissait rien d'une maison. C'était petit, les murs étaient
tapissés de pages de journaux vieillis montrant des dessins
humoristiques, le repaire d'un original, d'un ours, d'un anarchiste
famélique. L'homme prend le sirop, fouille dans sa profonde poche et
sort des pièces qu'il met dans la main de l'enfant, qui ressort en
reculant pendant que son regard perçoit dans la pénombre le poêle en fer
rouillé mais pas le piano.
Le vieil homme referme la porte. Il craque le bouchon, prend une gorgée de sirop et va au piano.
L'enfant assis sur la marche écoute et le son vient tout de suite caresser sa peau, couler dans ses veines. Comment personne ne pouvait-il comprendre ? Personne n'avait-il jamais ressenti, ni
vécu, ce que vivait l'enfant ? Bien vite il démissionnait de ce poste
d'instituteur que le père trouvait enviable, l'enfant seul avec ce
même désir, cette même soif difficile à nommer.
Il tombe nez à nez dans un fabliau qu'il contait sur ce mot "métier", parce que tout arrive quand on est au printemps, bien placé dans le vent, ronflant, chargé d'oiseaux et d'épais nuages qui s'empressent vers le nord, chargé d'idées, de désirs et de mots, tout vient, se précipite comme les corbeaux avec leurs bouts de branches, les ramiers, les tourterelles, les mouettes avec leurs ailes qui s'agitent, tout apporte de quoi construire le nid des phrases, battre leur rythme impatient, alors le mot
mestier vient et revient,
quanque mestier li était, dit le fabliau, c'étaient les savoir-faire du vilain, comparables à ceux des oiseaux mais différents, variés comme le temps qu'il fait, utiles comme les graines, le soleil et la pluie.
Un métier pour se rendre utile ? Pour se garder de la course effrénée des désirs. Ranger, ralentir, arrêter, ne plus faire "le cheval échappé" comme dit Montaigne — pour qui se ranger c'était se mettre en retraite de trop de métiers, trouver du temps pour soi. Autant pour Pascal rentrer dans sa chambre, toujours faut-il se garder de tant d'agitation mais on sait que c'est impossible, le temps de l'humain est celui de la course à l'infini. Alors il faut apprendre à rythmer, à composer... comme le reste de la Nature, à faire mille prouesses dans l'efficacité et la beauté. Et la beauté ! car sans cette capacité d'admirer, de contempler, nous sommes à nouveau soumis au délire.
Peinture de Bengt Lindström