vendredi 29 mars 2024

un métier


Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient d'un pas sévère, libérant les mêmes paroles immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité.
Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ?
Un père qui n'avait jamais échangé une parole avec l'enfant. Une parole d'un homme à un homme. Mais seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues de père à fils, non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf au congé de la belle saison, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des courtilières, les monticules des taupes, les doryphores, les outils, les raies dans la terre fine, les semences de carottes mélangées au sable, dans la main. L'enfant pouvait arroser. 

Mais ce n'était qu'une parenthèse. Le temps des évidences était vite remplacé, à nouveau, par le temps des délires et des absurdités. Si bien qu'il passa sa vie à fuir, de métier en métier. Avant de se rendre compte qu'il avait bien fait.

Peinture de Bengt Lindström
 

dimanche 10 mars 2024

petit bout

Par le petit bout de la masculinité.

Quand écrire peut être le prélude à la parole.

Jamais le mot ne m'a été dit. Jamais prononcé à mon adresse, devant moi, ni même derrière moi. Le mot qui m'a le plus atteint est le plus absent – ce qui m'a le plus appartenu et été enlevé, coupé – l'acte qui m'a porté atteinte n'a jamais été dit. N'a jamais été nommé, restitué, redonné sous forme de mot. J'ai dû cicatriser moi-même ma blessure pour moi-même. Mais ceux qui en sont responsables m'ont abandonné la plaie ouverte : mes parents, le docteur, le chirurgien. Ils ont ignoré qu'il me laissaient, malgré leurs bons soins, exsangue, à une blessure sans pansement, avec une mort sans linceul, sans un mot qui redonne vie.

"Phimosis", l'oreille fine de l'enfant de dix-huit mois l'a entendu une fois seulement, par effraction, car il ne lui était pas adressé. Puis il est tu. Presque une vie entière pour le vider de son existence, le rendre inoffensif, blanc comme neige, faire un fantôme à sa place et le remplir de sa vie. Vivre une vie de fantôme, pour si peu de chose ! Le mot qui aurait nommé l'acte chirurgical, "circoncision", n'était pas pour moi, catholique de  famille, et ce mot-là était impensable, recouvert de silence et d'absence. 

Malgré les actes sexuels, les plaisirs, les jouissances, les partages, les accouplements, j'ai gardé tout au long de mes jours le petit fantôme de ma chair perdue avec moi, ce petit robinet – tendre mot donné par ma mère –, je le porte toujours. Il est toujours moi, disant que je suis un garçon, mais mutilé par le chirurgien. Sans son prépuce, il ressemble à un petit casque de pompier, ou un petit escargot...
Le prépuce a sans doute été jeté à la poubelle. Ou peut-être le chirurgien les gardait-il, ce devait être bon, ces petits prépuces de bébé, sautés à la persillade ou au caramel, peut-être avait-il des clients gourmets à qui il les vendait une fois par semaine. Il devait faire du débit, je pense, c'était la mode à cette époque du baby-boom.
L'enfant s'est senti mutilé à vie. Il a abandonné ses espoirs d'être un homme, a vécu comme s'il en était un, avec son double fantôme, enfoui très profondément en lui, jusqu'au quasi oubli, mais que seuls les mots échangés au-dessus de lui, entre sujets parlants, auraient délivré de la malédiction.

Peinture de Victor Brauner, mère et enfant, musée de Grenoble

vendredi 8 mars 2024

l'inconnu


L'inconnu, tu ne cherches plus à le traverser.
Ton crayon, la main, le bras, le cœur, l'estomac, les tripes ne vont plus se braquer contre lui. Il faut pouvoir mettre à l'arrêt ces machines. Cesser l'extraction forcenée, la pure destruction.

Tu prends le chemin des bœufs parmi le ciel et les oiseaux, dans l'ombre des grands arbres où tu imagines le temps des halages, le travail intense des hommes, des bêtes, des cordages et des treuils, la lourde remontée des chargements. Rien n'en reste dans la quiétude présente sinon le tracé d'un chemin réduit à la taille d'un sentier.

Ou tu prendras l'avenue ou les ruelles, les escaliers cachés ou les espaces découverts de la périphérie, l'inconnu à ton côté, sous tes pieds, dans le rythme de ton pas, comme un arbre porte avec lui le bouillonnement tranquille et incessant de ses vies, sa lente croissance, ses continuelles métamorphoses. Le disant, tu te diras aussi, ou plutôt tu inventeras votre commun langage.

Peinture, André Derain