Féminin singulier
matrice
C'est le mot par lequel le féminin a surgi (est tombé ? de tout son poids ?) dans ma jeune vie, prononcé par ma mère.
C'est un mot placenta, un mot qui vous tombe dessus par surprise, presque par stupeur. Le petit garçon reçoit ça, non pas comme deux gifles (encore qu'il a l'impression de rougir, ou de pâlir sous le coup), mais il reçoit comme une baffe ce retour de son ignorance.
L'ignorance, c'est le mot auquel il est confronté (pour la première fois, et il lui semble qu'il le restera toute sa vie car d'autres mots viendront panser, compenser, venger cette humiliation ou simplement ce choc, des mots du genre : l'éternel féminin, cosi fan tutte...), l'ignorance qui l'accompagnera comme son ombre et qu'il s'efforcera de masquer ou de déjouer.
Dès qu'il est prononcé, ce mot l'englobe, pour toujours lui semble-t-il, tout en le rejetant. Il n'a pas, et n'aura jamais accès à lui. C'est de là d'où tu viens, n'ose-t-il pas penser. Ce mot matrice, il ne le prononcera jamais lui-même, ou alors avec une voix qui ne sera pas la sienne, ou pour parler d'imprimerie ou de tout autre chose. Il ne le connectera ni au féminin, ni à la mère enveloppante et douce, il n'entendra pas qu'il s'origine dans mater, comme maternité.
Il entend quelque chose qui vient de l'usine, comme machine, motrice, bielle-manivelle, non pas l'acier — la chair pourtant.
Le garçon était jusque là un ange (ainsi se ressentait-il intérieurement, au contraire il n'était pas un ange, dans ce qu'il exprimait, et on le lui chantait Johnny tu n'es pas un ange, ne crois pas que ça m'dérange, ou bien : Tu n'as pas très bon caractère, après tout qu'est-ce que ça peut faire, je t'aime avec tous tes défauts, tu en as pourtant de bien gros, c'étaient des chansons exclusivement adressées au garçon, sa sœur, pourtant présente et même complice privilégiée de la mère lorsqu'elle leur parlait de ces choses de "grands" ou même d'adultes, n'y avait pas droit). Ce mot c'était un pont.
Ce mot c'était le don d'une femme. Jamais un homme ne lui a dit — n'aurait prononcé — le mot matrice. Pourtant ce mot n'appartenait pas au monde féminin. Il appartenait au monde de la chair (c'est-à-dire de la viande, tout ce qu'il connaissait de chair) et en même temps au monde de l'usine, de la fabrique (dont l'enfant des années cinquante entendait parler). Les mots ont leurs époques. Ils ne sortent pas sur le terrain en toute période, ils ont leurs temps, leurs choix, leur mode.
Ce mot me relie à ma mère — c'est elle et elle seule — qui l'a prononcé pour moi. Il est perturbé par ces mots très matériels, fondateurs, du type génératrice, fabrique, ou ce mot qui vient de mon père — c'est lui qui me l'a appris —, motrice, (comme la locomotive — il travaillait aux chemins de fer). Ils viennent s'accoler au mot matrice dès que je l'entends. Avec la force de l'usine, de la machine, de l'acier ils viennent perturber ma mère dans la chair de son langage qu'ils pervertissent par cette violente possession.
Je ne sais pas l'histoire que ce mot avait pour elle. Nous nous prenons les mots les uns des autres, de la bouche, des livres, des objets quels qu'ils soient, nous ne faisons pas que les donner, les échanger, nous pouvons nous les jeter à la tête ou emballés dans des bombes. Leurs histoires et la nôtre sont entremêlées tragiquement ou joyeusement.
Et cela, cette pensée, me réconcilie avec elle — car il y a une faille terrible entre nous, une faille comme un bastion, tenu par un mot : la mort. Ce mot sur lequel maintenant je pose — ou tente de poser — la main, afin qu'il nous soit commun.
Comme un avec son corps tel que je l'ai laissé alors qu'il était devenu comme un rocher.
Photo Izis Bidermanas, 1966
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