jeudi 19 janvier 2023

cruche

L'histoire des cruches remonte à bien longtemps. On ne possédait pas encore d'ordinateurs. J'avais une vieille Remington. Mais je ne m'en servais que pour la poésie... pour creuser le jour et la nuit, avec ses lettres un peu cabossées, comme ces temps sont lointains... Mais pour les contes, je les disais simplement le soir aux enfants. L'histoire des cruches a commencé quand à la fin du conte, un soir, l'une des enfants a dit : Tu nous racontes toujours des histoires mais je voudrais bien savoir comment elle a fait pour exister, la première histoire. J'en suis resté interloqué. C'était tellement la question au fond de tout ça, pour moi. Elle avait quatre ou cinq ans et nous en étions au même point ! Attends, c'est l'heure de dormir maintenant. Je te le raconterai plus tard. Il faut que j'aille chercher la réponse.
Aussitôt j'étais en route.
Je demandai au corbeau.
Je ne sais pas, dit le corbeau, demande à la rivière.
La rivière m'impressionnait. Elle coulait en bas des arbres.
Je demandai aux arbres.
Approche-toi, m'ont-ils dit.
Plus près...
Les arbres voulaient me parler en secret. Serré contre eux. Au corps du monde. Cramponné.
Comme un avion qui vous emporte... Ils vous donnent
les oreilles pointues, la gorge rauque, les plumes, la fourrure, la compagnie des rossignols, des geais, des perdrix, des crapauds. La méfiance des renards, la noirceur des sangliers.
Et quand vous sortez de la forêt, longtemps après, un beau matin, la rivière coule à vos pieds, silencieuse, fascinante. Elle change de couleurs. Pour vous ensorceler.
Elle m'appela si fort
que je sautai.
Je reçus son accueil, glacial, brutal, étourdissant. Et puis très chaud, brûlant.
De retour sur la rive, Tout était neuf !
et pourtant semblable, exactement. Comme si je n'étais jamais parti de mon enfance.
Je retrouvai mon grand-père où je l'avais laissé. Les boucles d'argent de ses cheveux, son sourire bariolé, l'indigo de sa voix. Il fabriquait des histoires. Il en réparait avec des bouts de ficelles et quand il les relâchait elles s'envolaient aussitôt.
Elles s'amoncelaient sous les feuilles mortes, elles se confondaient avec les arbres. Elles étaient familières des carpes au fond de l'eau et des pigeons, qui les portaient sous leur aile.
Des histoires, il y en avait partout. Je les voyais sur un visage, sur un dos, sur les mains maculées d'argile de la compagne qui marchait. Une bergeronnette sautillait devant nous. Et là, dans le ciel en un instant toute l'histoire se déroula, claire, comme dans le froissement d'ailes d'un oiseau. Toute l'histoire ! comme dans le froissement d'ailes d'un oiseau de papier qui se serait envolé des mains du grand-père — lui qui me disait "les autrefois... on n'avait pas de machine à écrire, pas de machine à calculer, il fallait tout faire de tête... oh mais les hommes étaient très intelligents ! et bien avant, bien avant, au tout début... les hommes n'avaient pas de tête, il fallait tout faire à la main !... le problème c'est que le mensonge et la vérité étaient mélangés, il n'y avait pas moyen de les séparer, ils ne formaient qu'une seule pâte, comme de la pâte à modeler, comme de l'argile... que pouvaient-ils en faire ? "
Les hommes en ont fait des cruches ! Et c'est dans l'eau de ces cruches qu'on a pêché les premières histoires ! Oh elles étaient bien petites au début, de simples reflets. Il a fallu bien les soigner pour qu'elles grandissent et quelles se multiplient. Mais on peut dire qu'elles ont réussi ! Les histoires aujourd'hui, elles sont partout.
Le hibou souleva son chapeau. Et la lune fit un clin d’œil. 

Céramique de Marc Chagall

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